Soigne et tais-toi
Manifestation des médecins, Panthéon, Paris.
Il faisait une chaleur de plomb. Quelques blouses blanches dans la rue, pas de grands discours, juste des médecins et des étudiants venus dire qu’ils en ont marre. Pas d’esbroufe, pas de colère explosive. Juste un ras-le-bol calme, mais très clair. J’y étais.
Mardi 29 avril, j’ai couvert la manifestation des médecins contre la loi Garot. Je m’attendais à une foule dense, une marée blanche prête à gronder. J’ai trouvé un cortège clairsemé, mais digne, résolu. Pas de slogans criards, ni de fureur bruyante, seulement des jeunes en blouse blanche, debout sous un soleil presque étouffant, à manifester alors qu’ils auraient pu, et peut-être dû, dormir ou soigner. Ils ont choisi d’être là, dans la rue. C’est dire l’ampleur du malaise. J’ai fait remarquer à un jeune interne que la foule n’était pas vraiment au rendez-vous. Il a haussé les épaules, sans colère : “Vous croyez qu’on peut poser un jour, comme ça ? Même mal payés, on compte dans les effectifs. Si je m’absente, c’est l’équipe qui trinque.” On exige d’eux une présence permanente, une disponibilité totale, pour un salaire à peine correct. Alors oui, se permettre une journée de mobilisation, c’est un luxe. Voire une mise en danger, en réalité. Ce qui m’a frappée dans cette foule un peu éparse, c’est la jeunesse. Il ne s’agissait pas d’un parterre de notables arc-boutés sur leurs privilèges, mais d’une génération encore en formation, déjà lucide, qui sait ce qu’elle ne veut plus. On les regarde à peine, ces jeunes médecins, et pourtant ce sont eux qui, demain, devront tenir debout ce qui vacille déjà. L’un d’eux m’a glissé quelques mots sur la santé mentale, à mi-voix, comme s’il s’excusait d’en parler. Les médecins ne sont pas censés craquer. Ils doivent encaisser, en silence, au nom d’un devoir un peu flou, d’un idéal qu’on brandit dès qu’ils osent protester. On leur rappelle sans cesse que leur souffrance n’a pas sa place, qu’elle est presque indécente. Le patient d’abord. Toujours. Eux, ensuite, enfin… si jamais. Rappelons qu’un interne se donne la mort, en moyenne, tous les dix-huit jours.
Plus loin, j’ai croisé un professeur, médecin généraliste à Montmartre. Il m’a dit que le 18e arrondissement, lui aussi, est un désert médical. Paris. La capitale. C’est dire si le mot “désert” ne concerne plus seulement les campagnes. Il suffit de rogner, petit à petit, les services publics, de fermer les guichets, d’épuiser les équipes, pour qu’un quartier entier devienne une terre d’abandon. Et puis il y a eu cette femme brune, debout en retrait, qui exprimait sans détour son soutien aux manifestants. Elle a dit : “Ceux qui pensent que les médecins sont des privilégiés n’ont pas encore eu besoin d’eux.” Cette phrase m’a touchée. Parce que moi aussi, autrefois, je les voyais comme un peu arrogants, un peu trop à l’aise. Et puis un jour, j’ai eu besoin d’un médecin. Et tout a changé. Non, les médecins ne sont pas à plaindre. Mais ils méritent qu’on les écoute. Ils formulent des propositions, posent des alertes. Ce qu’ils dénoncent, ce n’est pas qu’on leur demande trop, c’est qu’on leur demande à l’aveugle. Qu’on leur ment, qu’on traite le problème des déserts médicaux comme un simple casse-tête logistique, à résoudre avec des quotas, des cartes, des injonctions absurdes. Alors que c’est tout un maillage territorial qu’on a laissé se déliter : plus d’écoles, plus de crèches, plus de trains, plus d’hôpitaux. On ne veut pas y vivre, on ne peut pas y soigner.
La manifestation était calme. Trop calme, peut-être. Quelques CRS observaient la scène, sans casque, presque bienveillants. Pas de violence, pas de poubelle renversée, pas de cri. Et pourtant, le message était limpide : les blouses blanches sont à bout. Elles tiennent encore. Mais pour combien de temps ? Sous ma vidéo TikTok, les commentaires fusent. “Qu’ils arrêtent de se plaindre.” “Ils gagnent bien.” “Qu’ils aillent dans la Creuse.” La France adore mépriser ses médecins, jusqu’au jour où elle en a besoin. Pendant qu’on couvre d’or les footballeurs et qu’on subventionne des influenceurs pour vendre du mascara (attention, je n’ai rien contre le maquillage, un bon anti-cernes sauve parfois des vies), on persiste à traiter les médecins comme des râleurs ingrats. L’époque a, il faut le dire, un curieux sens des priorités. Ce que j’ai vu hier, ce n’était ni du confort ni du privilège. C’était une profession lucide, inquiète, déterminée, et qu’on s’obstine à ne pas entendre. Ce n’était pas une manifestation de plus. C’était un appel au sérieux. Et c’est peut-être ça, justement, qui nous fait défaut.
Le monde va bien, paraît-il.